Chapitre débuté par Danny le chien
Chapitre concerne : Danny le chien, La Fraternité,

Depuis combien de temps avait-ce eu lieu ? Était-il seulement important de le savoir ? Le temps avait une certaine valeur, pour sûr, mais il fallait encore y prêter attention. Le Chien, comme ils l’appelaient, n'y prêtait pour sa part qu'une attention lointaine et distraite. Il n’était pas de ceux qui avaient une existence à regretter, de mauvaises habitudes, un corps flasque, un confort de vie. Sans prétendre qu’il était né dans la Fin, il pouvait dire sans trop hésiter qu’il avait changé en même temps que le monde. Et fut un temps où il était peut-être comme tous les autres. Viande, proie. Mais il avait ses doutes à ce sujet. Des rares souvenirs qui remontaient à la surface de sa mémoire, comme autant de bulles de méthanes, empoisonnant la surface et l’air de ses certitudes, il avait toujours manié la mort. Il y repensait, à défaut d’autre-chose, tout en travaillant sur sa dernière trouvaille.
Un poste radio.
Plus précisément, un émetteur-récepteur d’aspect militaire. Il pouvait dire qu’il ne venait pas de son pays natal. En Europe de l’Est tout le matériel était soviétique. Mot qui n’avait aucun sens pour lui, mais qu’il assimilait à du matériel compact. Solide mais impropre à toute réparation. Les pièces, trop imbriquées entrent-elles. Quand elles mourraient – il leur fallait du temps mais cela finissait toujours par arriver – elles mourraient pour de bon. Comme un corps, pensait-il. Quand un organe meurt, le reste suit. Ou était-ce le cas à une époque, et ce serait à nouveau le cas maintenant que tout avait pris fin, changé.
Sa radio n’était pas "soviétique". Il le savait car il l’avait ouverte. Elle ne fonctionnait pas, donc il l’avait ouverte. Repensant à quelque-chose de lointain. Ouvrir le dos d’une poupée, changer des piles. Il fit l’inventaire des pièces, constatât de ce qu’il manquait. Puis avait cherché des heures durant dans le reste du vieux dépôt, d’abris, sur les corps de proies tuées avant son passage. Il récoltait fils, circuits, pièces rares, démonta et remonta une, deux, trois fois la machine. C’était son passe-temps, sa principale occupation. Car il avait un esprit conscient, intelligent, qui demandait de la stimulation pour survivre. L’instinct qui le guidait, sa boussole ultime, cherchait seulement à vivre, mais on devait contenter les deux si on voulait garder la paix dans la demeure.
C’était sa quatrième mouture de radios. S’échinant avec des outils de fortune, rangé à l’angle d’un couloir, à côté d’un maigre feu de lambeaux de pneus et de vêtements, il restait attentif aux bruits qui l’entourent. En bon chasseur, son attention était toujours divisée. Survivre. Survivre. Réparation.
Il place le dernier composant, il y a un petit clic satisfaisant. Par le Roi cramoisi, on approche d’un résultat. Satisfait, le Chien grogne.
Il pense encore clairement. Ou en tout cas il aime à le penser. Un processus défectueux est-il seulement capable d’estimer ses propres dysfonctionnements ? C’est bien ce qui l’agace. Mais finalement, il n’a qu’un rapport très limité à ce qui pourrait sembler normal. Il sait, d’une manière ou d’une autre, qu’il comprend son propre fonctionnement et ne se surprendra pas. La question est plutôt de savoir si cela a du sens, si les autres le trouveront fréquentable. Il s’en fout. Mais il en a besoin. Pour survivre il faut une meute. Meute. Le mot revient et l’obsède. Il grogne.
Ses doigts glissent sur la radio. Le bord du vieux machin s’enfonce dans sa chair. Un peu de sang noir glisse de la plaie.
Tout est fin du monde, et ces égouts puent la mort. Un champ de bataille sans partie. Chacun vie et meurt pour soi. Quelques groupes d’affinité apparaissent spontanément, émergeant de la horde par nécessité. Il observe, reste à l’écart, sa clé à molette bien en vue. Plus tard son apparence jouera contre lui. Pour le moment, dans ce chacun pour soi, elle est drôlement utile : personne n’a l’imbécilité de l’approcher, personne n’a l’imbécilité de tenter quoi que ce soit contre lui. Il les voit, les fous, les pillards, les ultra-violents, s’entre-tuer. Ils les repèrent immédiatement. A l’odeur, leurs camouflages de terre et de merde, suant comme des gorets, rampants dans la semi-obscurité glaireuse des tunnels, traquer les faibles d’esprit, les jeunes, tous ceux qui étaient tellement adaptés au monde d’avant, qu’ils ne pourraient jamais survivre au nouveau. Il tient les comptes. Cinq midinettes mortes. Une égorgée, une la nuque brisée. Deux se sont battues. La dernière...
Il repense aux nombreux coups de couteaux, transperçant la chair encore et encore, bien après sa mort. Elle n’a pas été tuée pour ses biens. Certaines faims sont plus spirituelles.
Six hommes. Trois se sont battus. Un a supplié à genoux avant de se faire égorger. Un autre a fui, a glissé, s’est cassé quelque-chose en tombant, ne s’est pas relevé. Le dernier a été étalé comme une proie, ouverte, vidé de toutes les parties impropres à la consommation, débité soigneusement, pièce de viande après pièce de viande. Un travail de chasseur, qui laisse admiratif.
Il salive. Il a faim. Tout le temps faim. Et la chair humaine est une chair accessible. Mais pour le moment son sac est plein, et il a des avantages sur les autres survivants. Il sait traquer un rat à son odeur, il sait trouver un chien au bruit qu’il fait, il ne touche pas aux chats. La femme semblait les aimer, et eux de même. La paix avec la femme est plus importante que la faim, tant que d’autres sources de nourriture existent. Il n’attaquera pas une meute. Pas s’il n’en a pas l’absolue nécessité. La meute de la femme, la meute des chats, sera épargnée.
Il regarde dans son sac. Les réserves sont encore suffisantes pour le moment. Finalement, il referme le capot de sa radio et actionne les boutons. Un grésillement, elle semble recevoir. Selon un voyant lumineux, elle semble aussi émettre.
Il sourit d’un sourire horrible, sous ses babines on devine ses dents, un mince filet de bave s’écoule dans son pelage, il l’essuie du dos de sa main.
La bête va pouvoir communiquer avec le monde. Voilà bien une chose qui lui ferait presque oublier la faim.
Il joue sur les potentiomètres, le son lui plaît. Il repense à de vieux souvenirs. La forêt. Pourquoi y était-il, déjà ? C’était peut-être l’armée. Sans doute l’armée. Tous les hommes finissaient par y passer. Et il y avait des radios, là-bas.
Satisfait de ce qu’il arrive à obtenir de la machine, il ouvre sa gueule. Prononce une phrase.
« Bonjour, viande. » Et pesant bien chaque mot. « Une fraternité est-elle une meute ? »
Puis ça lui revient : non.
La forêt, il y était pour chasser.